Buchrezension 'Papa Tabou' von Sylvie Duthil

L’auteur possédé par l’esprit d’un singe lors d’une séance de ndëpp en avril 1993.
L’auteur possédé par l’esprit d’un singe lors d’une séance de ndëpp en avril 1993.

De Sylvie Duthil

 

 

L’ethnologue Jürg von Ins, né en 1953, a dirigé depuis 1979 des projets de recherche portant sur les rituels de guérison en Afrique de l’Ouest. Les résultats de ces travaux ont été publiés en 2001 sous le titre  Le Rythme du Rituel aux Editions Reimer à Berlin. Papa Tabou reprend le contenu de cette thèse d’habilitation sous forme romancée et le rend accessible à un public plus large.

En ethnologie, la transposition littéraire joue un rôle bien plus substantiel que dans les autres disciplines scientifiques. Dans le cadre d’une série de séminaires intitulée «Ethnologie et littérature» et organisée durant plusieurs années au musée ethnologique de l’université de Zurich, Jürg von Ins et David Signer se sont engagés dans cette voie. Très tôt, les ethnologues ont ressenti le jargon scientifique propre à leur discipline comme un véritable carcan dès lors qu’il s’agissait non seulement d’analyser des phénomènes d’une culture étrangère, mais aussi de les décrire en termes évocateurs pour le lecteur. De la tentative d’élargir le champ de l’ethnologie vers la littérature d’une manière lisible, sensible et émotionnelle sont nés des ouvrages majeurs comme Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss et l’ethnopoésie de Michel Leiris et Maya Deren, de Hubert Fichte ainsi que  de David van Reybrouk. Le roman Papa Tabou de Jürg von Ins, qui vit près de Zurich, s’inscrit lui aussi dans cette tradition.

 

Il y a quelques années, von Ins a publié une thèse d’habilitation – très formelle et sémiotique – sur le ndëpp, rituel de guérison psychothérapeutique pratiqué par les Lébou au Sénégal. Ce travail s’appuyait sur vingt années d’intenses recherches sur un rituel complexe.  Et le ndëpp est resté depuis lors le grand centre d’intérêt de Jürg von Ins. Pour la première fois, l’auteur exprime dans Papa Tabou le potentiel sociocritique des résultats de ses recherches, en établissant un parallèle contrastant entre le ndëpp et des rituels européens. La publication de Papa Tabou a suscité une vague d’émotions, notamment dans des groupements maçonniques et autres, dont von Ins utilise les rituels pour étayer ses comparaisons.

 

L’auteur confie qu’il a fallu cependant attendre la parution de la version française du roman pour boucler la boucle: «Presque la moitié de l’action se déroule au Sénégal. La publication du roman en français me permet enfin de restituer quelque chose aux nombreuses personnes qui m’ont soutenu et servi d’informateurs. Ce n’est que maintenant qu’elles apprennent le sens du travail qui m’a mobilisé pendant toutes ces années.»

 

C’est au germaniste Ndongo Sadji que l’on doit la traduction inspirée et profonde du roman. A bien des égards, la traduction de Papa Tabou est une œuvre nouvelle et indépendante, car Sadji ne s’est pas contenté d’assurer la version française du roman, mais d’initier le lecteur au wolof traditionnel parlé par les protagonistes du ndëpp. Sa traduction d’une prière très ancienne des Lébou en est un bel exemple:

«Grandmère Yalla-Océan !

La nuit tombe.

Chasse les démons.

Protège nos enfants

De l’œil de la nuit, de la

Flatterie magique

Des mauvaises langues

Et de tout autre    mal.

Réveille-nous paisiblement,

Et guide-nous pour retourner

À la lumière

En paix, amen.»

«Maam Yalla Geej !

Timis jotna.

Daxal ñu seytaane.

Musalal suñu doom

Ci bëtu guddi, ci cat

Ci lammiň ag lëpp lu bon.

Yee ňu ci jamm

Te dugalat ňu ci leer gi

Ag jamm, amiin.»


Sadji a eu encore la joie de recueillir les chaleureux remerciements que lui ont exprimés l’auteur et l’éditeur à l’occasion du vernissage du livre le 8 avril 2015 dans l’Espace Harmattan Sénégal. Ses jours étaient malheureusement comptés: Sadji est en effet décédé prématurément trois mois plus tard. La mission de traduire «Papa Tabou» lui avait donné des ailes et permis de sortir de l’ombre de ses célèbres parents – son père Abdoulaye et son frère Amadou Washington Booker. Cette traduction, qui est sa plus grande œuvre, a été aussi sa dernière.

 

J’ai eu la chance de faire moi-même la connaissance de Ndongo – au moins par l’intermédiaire de l’e-mail. Je ne peux que le louer sans réserve, lui qui s’est consacré avec tant de sensibilité à son travail. Ndongo est décédé le 2 juillet de cette année 2015. Merci Ndongo. Ton esprit sera toujours le bienvenu auprès de nous – toi qui as traduit, toi qui as créé:

 

«Les morts ne sont pas morts.

Ils tambourinent à travers nos veines,

Parce qu’ils ont en permanence notre nostalgie.

Nous sommes leur dîner.»

 

Papa Tabou est un roman autobiographique où l’auteur s’autorise une grande liberté littéraire. Le narrateur, Félix de Anesta, est un Suisse très malheureux, souffre-douleur d’un père sadique qui ne répond jamais à son besoin de reconnaissance. Le garçon n’a pas les moyens de se libérer de ce joug, de rompre la chaîne du malheur. Pour tenter de guérir, il se perd dans des rituels formalisés qui se déroulent d’après des textes aussi vieillots que creux. Il devient notamment franc-maçon, accédant ainsi à ce monde si particulier. La nouvelle lui apprenant qu’il est en réalité le fils de son grand-père ainsi que la mort de sa mère finissent de détruire ses repères. Il tente de trouver refuge dans l’intellectualité, l’alcool, la sexualité  – sans s’imposer les moindres limites. Tantôt il gagne, tantôt il perd, devenant tantôt millionnaire, tantôt prisonnier au gré de ses pérégrinations.

 

Le dernier tiers de l’histoire est plein de surprises. La chance tourne en sa faveur lorsque Félix rencontre le guérisseur Sénégalais Dauda Seck qui l’accepte comme disciple. En assistant son maître durant le déroulement du ndëpp, il guérit en même temps qu’il apprend à guérir les autres.

 

Le ndëpp des Lébou, pêcheurs qui habitent le littoral autour de Dakar, est un rite de possession thérapeutique. Le processus rituel, qui se déroule en plusieurs phases, couvre toute une semaine et engage des centaines de personnes. Le ndëpp vise à créer une société modèle et a pour objectif  de réintégrer l’individu dans le groupe. La collectivité rituelle se compose des vivants et des morts, des hommes en chair et en os ainsi que des esprits qui désirent s’incarner. Pour Félix, il s’agit surtout de l’esprit de son père.

 

Mais ce rituel africain ne peut guérir des Européens qu’après un apprentissage durant de nombreuses années. Le ndëpp, en tant que remède rituel contre le refroidissement social, a pour but d’initier les protagonistes à une vie d’oppulence. C’est là son message essentiel –  un message également à l’adresse du monde moderne. Sa fonction socialisante et sécurisante fait de lui un rituel d’alliance qui permet de s’affranchir des contraintes imposées par la normalité européenne. Pendant le ndëpp, le processus de guérison s’organise autour d’un dialogue en phase avec l’état psychique des protagonistes.

 

Les esprits du ndëpp représentent non seulement les ancêtres, mais aussi et à tour de rôle les influences étrangères qui façonnent et perturbent le quotidien – influences incompatibles,  traditionnelles et modernes,  européennes, chinoises, américaines et arabes. Les protagonistes font connaissance des esprits qui les possèdent. Au cours du ndëpp, ces esprits eux-mêmes font connaissance les uns des autres. Les protagonistes redeviennent sensibles aux influences itinérantes qui déterminent leur vécu quotidien.

 

Ces informations ethnographiques permettent au lecteur de Papa Tabou de découvrir les liens possibles entre tradition et modernité ainsi que les capacités thérapeutiques des tradipraticiens africains. Riche en péripéties et remarquablement efficace, ce roman est un parcours initiatique qui retrace une aventure humaine et spirituelle d’exception.

 

Cet article a été publié dans le bulletin d’information 1/2016 de la Société suisse d’études africaines (SSEA)

 

 

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